Ceci est un article écrit par un chercheur britannique, Till Bruckner, qui n’a passé que 6 mois au Maroc. Il décrit avec une lucidité déconcertante, la réalité politique du Maroc, et les enjeux difficiles qui l’attendent, loin du “tropisme marocain” auquel nous ont habitués certains médias et think tanks.
La version originale a été publiée sur Open Democracy. Il a été traduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Le Maroc : stable, réformiste, et avance à pas lents vers la démocratie, n’est-ce pas? Faux. Quelques mythes communs démystifiés.
A en juger par les récits des médias et les rapports de think tanks, de nombreux commentateurs étrangers semblent incapables (ou ne veulent pas) raisonner au-delà de l’image réformiste que les autorités marocaines cherchent à projeter à l’étranger.
Ce bref article, basé sur un séjour de recherche de 6 mois dans le pays, vise à démystifier sept mythes courants sur la prétendue transition démocratique au Maroc.
Quelques mises en garde toute de même : Je n’a pas l’intention de critiquer le Maroc, ses dirigeants ou son peuple. Aucun étranger ne pourrait critiquer le Maroc aussi incisivement, violemment et avec humour que les Marocains eux-mêmes. Aussi, je ai pas l’intention de donner des leçons aux marocains sur la liberté et la démocratie. Je vais laisser cette tâche aux diplomates occidentaux: les Français qui prêchent la liberté d’expression à l’étranger tout en réprimant les voix critiques chez eux, les Américains qui envoient des personnes se faire torturer au Maroc, et donner des leçons aux «Monde Arabe» à propos des droits de l’Homme, et les Britanniques qui luttent sans relâche contre la corruption à l’étranger tout en couvrant les cas de corruption qui impliquent leur propre élite.
En discutant les sept mythes ci-dessous, je suis parfaitement conscient que, après seulement six mois passés au Maroc, ma compréhension de ce pays très complexe et très diversifié reste très limitée. Les lecteurs sont encouragés à ajouter leurs propres points de vue dans la section des commentaires au bas de cet article.
Mythe 1: Le Maroc est une monarchie constitutionnelle
Faux. Le Maroc n’est pas une monarchie constitutionnelle . C’est une monarchie avec une constitution écrite. (Le terme “Constitutional Monarchy” est l’équivalent de “Monarchie Parlementaire” en français, NDT)
Il y a une séparation des rôles, mais pas de séparation des pouvoirs: politique, économique et religieux sont tous concentrés au Palais royal, qui prend toutes les décisions importantes et contrôle tout dans les faits : le Parlement, le pouvoir judiciaire et les forces de sécurité, la plupart des médias et les sphères non-gouvernementales.
Aux cotés de ce pouvoir, il y a un spectacle de marionnettes assez divertissant appelé “gouvernement”, et une comédie de longue durée appelé “Parlement”, avec un mélange de partis politiques hargneux ayant la capacité de générer une quantité infinie d’intrigues amusantes, mais sans conséquences.
Toutes les quelques années, il y a une élection au cours de laquelle les cartes sont redistribuées et quelques nouveaux jokers font leur apparition afin de maintenir une illusion de changement.
Mythe 2: le Palais a adopté la réforme démocratique
Faux. Certes, le Palais a institué certaines réformes très importantes depuis que le roi Mohamed VI est monté sur le trône en 1999: le développement des infrastructures, l’électrification rurale , une plus grande liberté de parole, et moins de torture dans les prisons. Mais aucune d’entre elles ne sont des réformes démocratiques en soi.
En 2011, lorsque des manifestants inspirés par le Printemps Arabe sont descendus dans les rues, le palais a promis des réformes démocratiques et a présenté une nouvelle Constitution qui garantit un bon nombre de libertés politiques, tout comme la constitution d’Allemande de l’Est de l’ère stalinienne. Et comme dit un proverbe allemand: Le papier est patient, vous pouvez écrire n’importe quoi dessus, et il ne se plaindra pas.
Le Palais a promis la démocratie avant même l’indépendance. Et il va continuer à promettre des réformes démocratiques à l’avenir. Rien d’exceptionnel en somme.
Mythe 3: il y a un processus de démocratisation
Faux. Dès que les manifestations du Printemps Arabe ont perdu leur élan, en partie en raison de la répression policière – la démocratisation a été mise en veille.
La démocratisation au Maroc est une rue à double sens, et en ce moment le pays est en marche arrière. Pour ne donner qu’un exemple, la Constitution consacre l’accès à l’information comme un droit fondamental de tous les citoyens. Le dernier projet de la loi organique ajoute une touche kafkaïenne: les citoyens ont le droit d’accéder à l’information, mais s’ils publient ensuite ces informations, ils pourraient être envoyés en prison pour cela.
Ainsi, la danse continue: un pas en avant, un pas en arrière.
Mythe 4: Les Marocains ont choisi l’évolution dans la révolution
Faux. Marocains n’ont jamais été autorisés à choisir entre ces options, et personne ne sait ce que la majorité choisirait dans le cas peu probable où ils seraient consultés sur la question. En outre, le Palais a empêché l’émergence de toute alternative crédible à lui-même : évolution, révolution ou autre.
Seul un quart des Marocains adultes ont pris la peine de participer à la dernière mascarade électorale . Dans tous les cas, les Marocains ont choisi collectivement “l’apathie politique” plutôt que l’évolution ou la révolution.
Mythe 5: la création d’emplois est les plus grand défi d’aujourd’hui
Faux. Beaucoup de jeunes Marocains sont inemployables dans les conditions actuelles du marché libre, de globalisation et de libre-échange, et cela ne changera pas de sitôt.
La plupart des diplômés des écoles marocaines sont terriblement mal outillés pour occuper les plus hautes positions du marché mondial de l’emploi, à cause du lamentable système d’éducation public ; le Palais pilote l’actuelle refonte de ce système, qui en cas de succès, prendra au moins une génération à donner ses fruits.
Dans le même temps, la main-d’œuvre semi-qualifiée et non qualifiée marocaine n’est pas compétitive. Tragiquement, alors que le salaire minimum d’environ un euro par heure ne suffit pas pour une famille pour vivre décemment dans une grande ville marocaine, son coût est prohibitif dans un monde globalisé dans lequel les travailleurs d’usines sont payés ailleurs moins de cinquante euros par mois.
Aujourd’hui, le défi n’est pas de créer des millions d’emplois, ce qui est impossible à court terme. Le véritable défi est d’empêcher des millions de jeunes gens en colère d’exprimer collectivement leur rage contre un système qui les néglige et les a laissés pourrir pendant que les enfants des riches instruits dans le privé s’accaparent les meilleurs emplois.
Mythe 6: Le Maroc est un îlot de stabilité
Faux. Le Maroc peut être moins instable que l’Algérie, la Libye, l’Egypte ou la Mauritanie, mais cela n’en fait pas un pays stable. Le Maroc est traversé par de multiples lignes de fissure: riches et pauvres, urbains et ruraux, arabes et berbères, traditionalistes et modernistes, avec une pléthore de fortes identités régionales. Ces divisions préexistantes pourraient facilement être approfondis et exploitées par des acteurs politiques sans scrupules, si l’occasion se présente.
Les manifestations qui ont éclaté dans tout le pays pendant le Printemps Arabe ont fini en émeutes dans de nombreuses villes. Dans un proche avenir, la stabilité sociale déjà précaire du Maroc sera encore tendue par le nombre croissant des jeunes inemployables (voir ci-dessus) et les effets dévastateurs du changement climatique. Selon la Banque mondiale, «de larges portions de terrains actuellement exploités grâce à l’agriculture pluviale, devraient être abandonnés ou transformés en terres de pâturage; les pâturages actuels, quant à eux, pourraient devenir impropres à toute activité agricole “.
Imaginez le scénario suivant: une grave sécheresse cause une chute libre de l’économie et de violentes manifestations éclatent dans tout le pays. De quelle stabilité parlera-t-on?
Mythe 7: tout le monde est d’accord que plus de démocratie est meilleur pour le pays
Faux. Le Chef de Gouvernement a affirmé à plusieurs reprises que le rôle de son gouvernement est de mettre en œuvre des directives royales. Les partis politiques sont des pyramides d’intérêt étroits qui ne pratiquent même pas la démocratie interne. Les chefs d’entreprise semblent peu susceptibles de tolérer de grands risques politiques dans un contexte de croissance économique positive à long terme.
La plupart des citoyens ne votent pas; la plupart ne manifestent pas activement contre le système. Que veulent les marocains? Aucun sondage fiable ne le dit, et personne ne peut le prévoir.
Quant à l’Amérique et l’Europe, pourquoi risquer la démocratie au Maroc si vous pouvez traiter directement avec un roi «réformiste» qui garde les importations à un niveau élevé, les islamistes tenus à l’écart, et les immigrants illégaux hors d’Europe?
Pour résumer: malgré les réformes importantes sur de nombreux fronts, le Maroc n’évolue pas vers plus de démocratie, et il semble peu probable qu’il le fasse dans un avenir prévisible. La stabilité, déjà précaire, subira une pression supplémentaire inévitable en raison de l’inemployabilité des jeunes, et des effets du changement climatique.
Une seule chose est certaine: analyser à travers une vision téléologique de la «démocratisation» n’aidera personne à comprendre le présent du Maroc ou à prédire son avenir.